Que notre joie demeure

Toujours aussi politique et engagé, le troisième roman de Kevin Lambert épate surtout par sa maîtrise et sa virtuosité narrative. Le romancier y dresse le portrait d'une femme de pouvoir qui, perdue entre ce qu'elle estime être et ce qu'elle représente, entre ses privilèges et les idéaux qu'elle porte, va dans un dernier élan perdre pied.

Céline Wachowski est une "starchitecte" comme on dit de nos jours. Elle est brillante, artiste, ouverte sur les gens et sur le monde (elle a sa propre série sur Netflix) et bien entendu, ecolo. Et c'est dans sa ville, Montréal, telle une consécration, qu'elle va bâtir le siège social de Webuy (leader incontesté du commerce en ligne) au sein d'un quartier populaire à "redynamiser" et qui fera la fierté des élus locaux. Mais cette machine merveilleusement huilée va se gripper,  la protestation s'éveille criant "non à la gentrification", la presse commence à dévoiler les pratiques peu vertueuses "d'optimisation fiscale" de l'agence, des collaborateur.es prennent leur distance et les actionnaires somment notre héroïne de réagir. Comment notre architecte va se comporter dans cette tourmente ? C'est évidemment l'épine dorsale de ce roman formidable, qui sera pour nous, un des livres phares de cette rentrée littéraire 2023. Car ce qui fait aussi (et surtout) la force de ce livre, c'est que Kevin Lambert a su, à travers une narration percutante combinée à un rythme effréné, qui parfois nous oblige à reprendre notre respiration, cristalliser presque dans sa totalité, ce qu'est la ville pris en charge par les agents du capital. Avec ses différents personnages représentants cette élite mondialisée (au bord de la sécession) qui a toutes les qualités intellectuelles et matérielles, mais de plus en plus déconnectée du réel de la très grande majorité des gens, notre auteur dresse un portrait implacable de Montréal et en creux, de toutes ces métropoles qui sous couvert de modernité et d'attractivité produisent une inégalité et une ségrégation de plus en plus violente, le tout comme le dit si bien le sociologue Gilles Pinson :  "pris en charge au travers d'un catéchisme moralisateur et dépolitisé" (La ville néolibérale, PUF, 2020). La ville du XXIe siècle attendait son grand roman, Kevin Lambert l'a fait, un très grand merci à lui. Dernière chose, qui n'engage que moi, ce livre ringardise définitivement Bret Easton Ellis et ce n'est pas pour me déplaire. Se servir du vide pour écrire du vide cela ne pouvait pas durer aussi longtemps.